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Le Canard Enchaîné

Les Fiancés de Loches (Bagues en coin) De la fraîcheur pour l’été. Adapté en comédie musicale par Jacques Mougenot, ce vaudeville de Georges Feydeau conserve sa légèreté, sa fantaisie, son humour.

La musique et la mise en scène d’Hervé Devolder renforcent encore son rythme entraînant. Ça part d’un simple quiproquo qui n’arrête pas de rebondir, et nous voilà ballottés dans de folles aventures. Les victimes sont trois provinciaux (Eugène Gévaudan, son frère Alfred et sa sœur Laure) qui viennent de Loches pour se marier dans la capitale par l’entremise d’une agence matrimoniale. Il s se retrouvent par erreur dans un bureau de placement pour gens de maisons. Engagés comme domestiques par la docteur Saint-Galmier, propriétaire d’une asile psychiatrique, ils s’imaginent débarquer dans leur belle-famille – prenant le docteur, sa sœur Rachel et sa fiancée, Léonie, pour leurs prétendus… Ils finiront au cabanon avec l’inévitable cocotte (Michette), la maîtresse du docteur. La naïveté abyssale des « fiancés » ajoute au comique des situations : ils considèrent les propositions les plus extravagantes comme des coutumes de mariage ou des lubies de parisiennes. « Il n’y a qu’à Paris qu’on entend des choses pareilles ! » Plus c’est gros, plus ça fait rire. L’interprétation de comédiens-chanteurs habitués pour la plupart aux comédies musicales est remarquable. Les « fiancés » surtout sont exceptionnels : Franck Vincent (Gévaudan), sur equel repose la solidité, l’efficacité de ce trio dynamique ; Adrien Biry-Vicente (Alfed), souple, agile, qui interprète un numéro inoubliable de migraineux : « J’ai la migraine, j’ai la migraine, j’ai la migraine, c’est là ma peine, c’est là ma chaîne, c’est là ma gêne, j’ai la migraine… » ; Christine Bonnard, touchante dans le rôle de Laure (« Mon cœur le sait, mon cœur le sent, c’est l’homme de ma vie… »), avec le feu aux yeux, un sourire désarmant et une grande sincérité. Citons encore parmi les acteurs Fabrice Fara, l’employé de l’agence de placement, et Arnaud Denissel, le volage docteur qui ment avec un aplomb confondant. Feydeau souligne la suffisance des nantis et le mépris qu’ils ont des gens qui les servent. C’est cependant toujours le tourbillon de gaieté qui l’emporte, par les propos délirants, la cocasserie des chansons un peu décalées et l’incessant mouvement qui ne laisse pas le temps de respirer. Un divertissement réussi.

Jacques Vallet

Le Canard Enchaîné

On doit déjà à Jacques Mougenot une inénarrable conférence sur un tableau fait de rien, de zéro, un tableau vide : le comble de l'art. C'est une fourmi rouge qui a cette fois piqué son frère François : celle de la fable de La Fontaine, cette garce au coeur sec, prête à laisser crever la charmante striduleuse sans verser une larme.

Et il la voit partout. Chez Molière, à l'enseigne de « L'école des femmes ». Chez du Bellay, au pied de son petit Liré. Chez Racine, dans l'antichambre de « Britannicus » : « Nous faudra-t-il encore aux langueurs des cigales / Opposer les vertus d'une ardeur sans égale ? » Chez Ronsard, le soir au coin du feu. Lamartine retentit du chant de sa cigale : « Que la radio qui geint, la télé qui martèle / Que chaque baladeur où mes airs sont stockés / Que tout ce qu'on écoute en boucle et à la pelle / Tout dise : Elle a chanté. » Hugo lui consacre une page historique de « La légende des siècles ». Pas un poète, on l'ignore trop, qui ne se soit fait l'écho de leur dispute. Baudelaire : « Souvent, pour s'amuser, les fourmis d'hivernage. » Verlaine : « Je suis venue, calme cigale... » Apollinaire : « Vienne l'hiver, sonne l'heure / Tu déchantes je demeure... » Pas un homme de théâtre : Molière dans le « Fourmisanthrope ». Shakespeare dans « Un compte d'hiver ». Mais aussi Beaumarchais, Labiche, Feydeau dans « Un grain à la patte ». On n'a pas oublié la célèbre tirade de Rostand : « Ah non ! C'est un peu court, fourmi ! » Plus près de nous, les rivales ont inspiré Jacques Prévert : « Il est pénible le bruit de la cigale qui ne fait rien de la semaine. » Sans oublier les gens de cinéma : Jean Renoir, qui, avec la complicité de Georges Van Parys, a retrouvé les irréductibles ennemies poursuivant leur baston sur les escaliers de la Butte : « Fourmi ma voisine / Oublie ta lésine / Et me donne un grain ». Michel Audiard, qui a cartonné dans ses célèbres « Fourmis flingueuses ». Marcel Pagnol, qui en a fait une fable provençale, « Cigalou ». Les gens de télévision, à qui rien n'échappe, s'y sont mis à leur tour, à commencer par le lieutenant Columbo, remarquable dans « Meurtre en la bémol ». Puis les feuilletonistes n'ont pas raté les cousines germaines de la mouche du coche. C'est ainsi qu'on retrouve les deux insectes travestis en Mike et Dave dans « Les grains de l'amour », qui ont fait le tour de la planète, La verve. l'inventivité, la fantaisie de François Mougenot sont inépuisables. Son art de se couler dans les chefs-d'œuvre de ses illustres prédécesseurs est digne du Paul Reboux d' « A la manière de... ». Et comme les deux frangins complices ont le talent qu'il faut pour s'engueuler avec malice au fil de cette querelle aussi éternelle qu'insoluble, on passe une excellente et courte soirée. Qu'est-ce qu'il prend, l'hyménoptère radin, chez les saltimbanques !

Bernard Thomas

Le Canard Enchaîné

Dette de l’art. Cette entreprise sournoise de démolition de la peinture contemporaine à laquelle se livre, seul en scène, une heure et demie durant, Jacques Mougenot est franchement moche. Qu'en penseront Jack Lang ou Jean-Jacques Aillagon, parmi nos plus ministériels esthètes de l'art ?

Avec cette conférence fort documentée qui tend à réhabiliter la mémoire d'un nommé Philippe Dussaert, provocateur disparu en 1989, il va leur faire beaucoup de peine. Qui était Dussaert ? C'est ce que les ignares que nous sommes apprennent au fil de la représentation. Dussaert est un artiste contemporain. Comment le reconnaît-on ? On ne peut plus dire, depuis longtemps, qu'on reconnaît un véritable artiste à son talent : « Le talent, c'est discutable, nous connaissons tous des artistes contemporains sans talent. Alors quoi ? L'argent ? Il y a aussi des fauchés. « Le sens esthétique ? Non plus. Ça date. »

La beauté, la séduction, le charme, l'harmonie, le travail, le goût de la perfection : « Autant de notions du XIXe siècle. » Un seul mot résume tout : le discours. Si vous n'avez pas de discours, vous ne pouvez pas être un artiste contemporain. Le Dussaert de la pièce en avait un. Entré aux Beaux-Arts de Paris en 1966, mauvaise période, juste avant 68, « il passe des journées entières au Louvre et au Palais de Tokyo ». A copier servilement. C'est là que germe en lui l'idée de sa première exposition en septembre 1981 à la galerie Arcadie, dans le Marais, génialement intitulée « D'après ». Chacune des 19 œuvres exposées est peinte d'après un chef-d'œuvre. Et après lui. Jacques Mougenot a le privilège de pouvoir nous en montrer quelques-uns.

En premier lieu : le célèbre « Après La Joconde », surnommé par un critique aigri « La Joconde était dans l'escalier ». Il s'agit tout simplement du paysage qu'on apercevrait si la Joconde était arrivée en retard à une séance de pose chez Léonard. Y figurait aussi « Après le déjeuner sur l'herbe » d'après Manet. La clairière est vide, parsemée de quelques reliefs de repas. Selon la même technique : « Après l'embarquement pour Cythère » d'après Watteau : de vagues vagues. « Après le radeau de la Méduse » : c'est pas gai. 18 toiles sur les 19 ont été achetées par des musées internationaux, malgré quelques commentaires acerbes de jaloux, qualifiant Dussaert d'artiste « parasitaire, impuissant et stérile ».

Pas une œuvre retenue par un musée français : ce qui prouve notre retard conceptuel. Notre pays, il est vrai, devait se rattraper dix ans plus tard en exerçant un droit de préemption sur le chef-d'œuvre absolu de Dussaert. Allant jusqu'au bout de ses recherches, après l'art minimaliste, le croûtisme et autres « ismes », il avait en effet inventé le vacuisme. Pour en savoir plus, il faudra vous rendre à un prochain vernissage. Sachez seulement, si vous estimez faire partie des profanes, « ces néophytes incapables de juger des qualités d'une œuvre », qu'il y a heureusement des gens qui savent.

« Il y a au ministère, dans les musées, les galeries et même parmi les critiques des gens très compétents qui savent faire la différence. » En payant parfois très cher, comme Yasmina Reza l'esquissait dans « Art ». Sachez aussi que Jacques Mougenot jette là, comme sans y toucher, un regard exceptionnel d'intelligence et de cruelle lucidité sur l'escroquerie postmoderniste à la pensée.

Bernard Thomas