Comédien et auteur, Jacques Mougenot appartient à cette élite rare du théâtre qui — de Feydeau à Jean Sarment, Sacha Guitry, Noël Coward, Roussin, Dubillard et Obaldia — sait aussi bien jouer qu’écrire. “L’interprète, dit-il, est plus impartial que l’auteur. Il faut que le comédien oublie qu’il a été l’auteur. Mais je ne serais pas auteur si je n’étais pas comédien. Cette double identité induit une certaine façon de jouer la comédie.” Sa première pièce, consacrée à Corot, avait été mise en scène par Jean-Laurent Cochet, son professeur de comédie. Cette réflexion sensible sur la peinture se prolonge, aujourd’hui, par un spectacle étourdissant de subtilité, d’humour et d’intelligence dont il assume l’unique rôle sans en être, pourrait-on dire, le principal protagoniste.
Paradoxe ? Non, privilège, plutôt, du dramaturge qui inscrit son œuvre dans la lignée des moralistes réjouissants, savoureux et toniques : Alphonse Allais, Courteline, Guitry et Anouilh. Il y a surtout, chez Jacques Mougenot, la malice et l’enchantement du théâtre de Marcel Aymé : le goût de la satire dénuée de cruauté, la tendresse railleuse pour ses personnages et la dilection du trompe-l’œil. Ce passe-muraille s’est toqué, comme Marcel Aymé, des récits à double-fond et des jeux d’illusion qu’engendrent parfois nos égarements. Par-dessus tout, à l’instar de son aîné, il se défie du “Confort intellectuel”.
Liberté salutaire
“L’affaire Dussaert”, pose, avec une simplicité et une sincérité déconcertantes, la question obsessionnelle qui hante l’art moderne depuis Duchamp : où commence l’imposture dans l’avant-garde ? Cette interrogation, depuis un certain nombre d’années, dépasse le monde des béotiens et des philistins. Elle sème le trouble chez les meilleurs esprits, dans les coteries fort respectables. Jean Clair, Jean Baudrillard et Yves Michaud s’indignent de la propension de certaines institutions nationales à bénir, en tant qu’œuvres d’art, des installations indignes, parfois, d’un chantier mal tenu… Jean Baudrillard est même allé jusqu’à écrire, au grand dam des bien-pensants : “Les choses obéissent beaucoup plus à une logique du dégoût qu’à celle du goût”.
Depuis que Duchamp a placé au-devant de la scène new-yorkaise ses “ready-made”, roues de bicyclette ou urinoirs dupliqués à plusieurs exemplaires, le principe platonicien, selon lequel la beauté, dans son essence, “rend toutes les choses belles à divers degrés”, s’est estompé devant la prophétie de Kant : c’est seulement par son attribution à son auteur qu’une création devient œuvre d’art. Le mouvement dadaïste, qui bousculait les candidats à la perpétuité académique et cultivait l’insolence comme une hygiène de l’esprit, avait pressenti le péril dès 1920. “Les peintres, les littérateurs, les musiciens croient à l’art comme les pharmaciens croient à la Farine Lactée, écrivait Picabia.
Pourquoi en parlent-ils avec tant de révérences ?” Pour écrire sa pièce — qui raconte, à la manière d’une conférence drôle et souvent émouvante, les déboires d’un artiste “jusqu’auboutiste”, parfaitement honnête dans sa logique extrême, dans les années soixante-dix et quatre-vingt —, Jacques Mougenot a retenu les leçons d’irrévérence de Francis Picabia. Il aurait d’ailleurs pu reprendre à son compte ce mot fameux du turbulent artificier dadaïste : “Si les glaces n’avaient pas existé, croyez-vous que Napoléon aurait imaginé la Légion d’Honneur ?”
Le spectacle du Petit Hébertot n’est pas une charge supplémentaire contre l’art moderne. C’est une invitation à la liberté d’opinion. “Ma pièce, culturellement incorrecte, est une conversation sur cette désincarnation maligne de l’art, sur le terrorisme intellectuel et culturel”, confie Jacques Mougenot. Son texte éclaire finement l’amphigouri des commentateurs, critiques, experts et autres prétendus initiés. Le spectateur n’est pas convié à une dénonciation systématique des errements de l’art, même des extravagances de certaines démarches ; il apprend à mesurer, grâce à une construction dramatique diabolique, à un suspense hitchcockien, les enjeux financiers et politiques de la célébration muséographique de présumés génies.
Au moment où un scientifique américain met en doute l’authenticité de certains tableaux de Jackson Pollock (AFP, le 11 février) et où le trublion Pierre Pinoncelli est condamné par la justice, à l’âge de 77 ans, à payer 200 000 euros pour avoir ébréché, à coups de marteau, à Beaubourg, l’un des huit multiples de l’urinoir de Duchamp (l’original a disparu depuis belle lurette !), une heure de lucidité claire et forte n’est pas superflue. N’a-t-on pas lu, sous la plume d’une sommité de l’art moderne, dans un journal du soir, le 21 janvier ce cri d’indignation : “Détruire l’œuvre de Duchamp est aussi grave que de briser la Pietà de Michel Ange”. Dans un tel contexte, la pièce de Jacques Mougenot fait œuvre de salubrité publique. Il faut y courir d’urgence.
Lucien Maillard
Paris 17, février 2006
Journal d’information du dix-septième arrondissement,