Rien, à première vue, dans la biographie de Camille Corot, ne semblait prédisposer le grand paysagiste français à devenir un personnage de théâtre.
Ce n'est donc pas sans curiosité que je me suis rendu, mercredi 21 janvier, au Théâtre de Vevey, où le «Théâtre 14», de Paris, avec le grand acteur Jean-Laurent Cochet, à la tête d'une troupe de trente-deux comédiens, nous a fait passer – disons-le d'emblée – une soirée merveilleuse. La vie de Camille Corot (1796-1875), à la différence de tant d'autres artistes du XIXe siècle, se distingue surtout par son absence de tout élément dramatique ou tragique. Pas d'amours tumultueuses et agitées, pas de malheurs, une existence sans soucis financiers, sans révoltes, sans passions extravagantes, sauf une : la passion de peindre, qui a empli sa vie jusqu'au dernier jour. Mais là encore Corot n'a pas connu, dans sa vocation de peintre, les doutes paralysants ni les affres de la création. Il peignait des tableaux un peu comme un pommier donne des pommes. Vous vous demanderez alors avec quoi Jacques Mougenot a meublé sa pièce? Quel a donc été son matériau, et où est-il allé puiser de quoi divertir son public durant près de trois heures? Tout bonnement, et c'est assez remarquable, dans le caractère bonhomme du personnage, dans sa convivialité. dans son délicieux humour, son bon sens naturel et dans une simplicité de coeur qui, aux yeux des fonctionnaires et des officiels, en faisait forcément un original un peu naïf. On l'aura compris, avec Corot, Jacques Mougenot a moins écrit une comédie de situations qu'une chronique théâtrale, en se réclamant du genre qu'avait pratiqué avec talent Sacha Guitry, par exemple, dans son La Fontaine, son Pasteur, son Mozart à Paris. Du grand acteur-auteur, il a retrouvé la légèreté, l'élégance, le brio spirituel. Pas une lourdeur, pas une faute de goût dans son Corot que soutient de bout en bout une sorte de jubilation. Le succès d'une telle chronique tient évidemment beaucoup de l'interprète qui joue le rôle principal. La pièce étant, en l'occurrence, divisée en trois parties, le jeune Corot de 25 ans, le Corot de 50 ans, puis de 75 ans, le rôle du peintre a été joué par deux acteurs: l'auteur (également excellent comédien) pour la jeunesse, et l'admirable Jean-Laurent Cochet pour les périodes ultérieures. Finesse et rondeur Mougenot avait l'élan et la verve du peintre débutant, tandis que Jean-Laurent Cochet incarnait avec finesse, avec un subtil humour, mais aussi avec rondeur, la maturité de l'artiste, son charisme, sa générosité qui allait jusqu'à signer les croûtes de jeunes peintres dans la dèche. Certaines scènes auraient pu tomber dans la pédanterie: par exemple quand Corot exprime devant ses jeunes disciples son credo esthétique et son amour de la nature, des arbres, des prairies françaises ou des paysages italiens. L'auteur et l'acteur y tombent si peu que l'un des moments les plus émouvants du spectacle a été celui où, retenant près de lui la très jeune Berthe Morizot, en qui il avait pressenti un vrai talent, Corot lui confie le secret de son art, c'est-à-dire l'importance fondamentale des ciels et celle de la lumière. Surtout la lumière, leçon dont devaient profiter les impressionnistes. Il nous semblait entendre Corot lui-même, sa manière si simple d'exprimer les vérités profondes de son art, telle qu'on la trouve dans ses lettres ou les souvenirs de ses amis. On n'attendra évidemment pas de moi que j'énumère ici les mérites réels et particuliers des trente-deux acteurs incarnant les divers rôles secondaires ou épisodiques de cette vivante et attachante chronique : jeunes peintres, adolescente éprise du jeune rapin, critiques, personnages officiels, etc., sans oublier les parents du peintre, le père du jeune Corot étant lui aussi joué avec truculence par Jean-Laurent Cochet. Notons que les décors et les tableaux ont été conçus par Marie Laurence Gaudrat, et que certains panneaux reproduisaient quelques chefs-d'œuvre du grand paysagiste dont la France a fêté, il y a deux ans, le bicentenaire de la naissance.
A-Louis Burkhaiter
Vevey Hebdo, 30 janvier 1998